Le grand écart

Hier en journée, je prends connaissance d'une série de reportages sur l'action d'Extinction Rebellion samedi dernier à Bruxelles et les récits des violences policières ainsi que les nombreuses arrestations qui y ont mis fin. Une vidéo en particulier retient mon attention : « Imagine un monde » de POUR. On y voit des images de la manifestation – pacifique, familiale et bon enfant –, accompagnées de la chanson « Imagine un monde » des Enfantastiques :

« Imagine un monde / Imagine un monde / Où il n'y aurait plus d'abeilles / 
Disparues comme tant d'autres merveilles / Qu'en se souvenant du passé / 
Qu'est-c'qu'on aurait comme regrets / Et plus que nos yeux pour pleurer »...

A mesure que la mélodie avance, la police intervient, déployant auto-pompes, sprays au poivre et matraques ; les rebelles sont matés, immobilisés et emmenés.



Un montage vidéo n'est jamais neutre : j'aime celui-ci, car tout y est limpide. Le gouffre abyssal entre les urgences dues au réchauffement climatique et le souci que nous nous faisons pour notre avenir, celui de nos enfants d'une part... et la seule réponse dont semble être capable l'Etat de l'autre : aucune mesure d'urgence climatique... – ou plutôt, comme le dit cette autre vidéo que j'ai bien aimée, « nous avons banni les microbilles dans les lotions pour visage, nous sommes donc en bonne voie » (saluons au passage l'ironie so british de ce reportage...) – mais quand le peuple s'en mêle, la répression : taisez-vous, vous troublez l'ordre public et le passage des trams (ou plutôt : le système et le pouvoir en place, le consumérisme et le capitalisme effréné, et les intérêts des puissants dans tout cela). 

* * *

Hier en soirée, j'entends ma fille se relever peu après 20h30. Je l'entends farfouiller en bas et l'y rejoins : 
- Ca va ? Tu cherches quoi ?
- Mon stylo...
- Ton stylo ? Pourquoi ?
- Ben... pour finir mes devoirs. Comme on a congé jeudi, les devoirs c'est pour demain, et je n'ai pas fini mathématiques...
- Ah. Bon. Euh...
- Et je dois vraiment les faire, parce que j'ai peur de me faire gronder...
- OK, je vais regarder ça avec toi...


Puis je vois la feuille (recto-verso) à faire. Et je soupire un peu, ça va prendre du temps. Est-ce que vraiment c'est indispensable ?
- Ben oui, parce que j'ai déjà eu une remarque une fois parce que je n'avais pas fini mes devoirs, alors je ne veux pas me faire gronder...
Il y a des débuts de sanglot dans sa voix, qu'elle essaie de maîtriser. Elle a vraiment peur de se faire gronder. Je re-soupire un peu, mince ! Tout cela est bien à l'opposé de tout ce que j'aimerais que mes enfants apprennent dans la vie...

J'ai d'abord géré l'immédiateté : j'ai aidé ma fille à faire ses devoirs, je lui ai soufflé toutes les réponses pour que ça avance. Une colonne de calculs du genre 345 + 11 = ... , à décomposer en (345+10) + 1 = ... ; une autre du genre 427 + 9 = ..., à décomposer en (vous devinez ?) (427+10) - 1 = ... Puis il y avait tout un tableau « pixels » à réaliser : colorier des cases en certaines couleurs (comme au touché-coulé) pour voir apparaître un dessin. Tout cela a été vite fait bien fait, elle a été rassurée, et a pu retourner dormir.


Moi par contre, je n'ai pas pu m'endormir. Sans incriminer personne en particulier, je me pose une nouvelle fois la question du sens : notre terre brûle, les enjeux politiques et sociaux sont énormes... Et que propose l'école ? Ce n'est pas tant les calculs qui m'embêtent (ça peut être utile dans la vie), que la conformité, les ordres, les devoirs, la discipline, l'autorité du maître, les notes et les bulletins... Générant la peur de mal faire, l'angoisse de se faire gronder, l'envie de correspondre à ce qu'attend l'adulte... Autant d'aspects dénoncés des milliers de fois à propos du système école, autant d'aspects pourtant toujours prégnants dans ce système école. 

Et pourtant, on trouvera plein de bonne volonté parmi les professeurs. On louera (et moi avec) les équipes pédagogiques qui osent les remises en question, les changements, les prises de position. Et en même temps, le grand écart par rapport aux réelles préoccupations qui devraient être les nôtres semble toujours plus se creuser : quelle peut encore être la signification des conjugaisons (dans notre belle langue française, c'est galère...) face par exemple (un parmi des milliers d'autres possibles) à la fonte des glaciers dans le monde ? En un seul jour, le 1er août dernier, 11 milliards de tonnes de glace ont fondu au Groenland ; et pour l'instant, « la fonte de 2019 a causé une augmentation du niveau des mers de 6 millimètres. De telles anomalies étaient certes prévues. Mais pour 2050 seulement et dans le pire des scénarios du Giec, le Groupe d'experts international sur l'évolution du climat. » (source: Euronews)

Alors que peut l'école ? Elle ne peut certainement pas tout, loin de là. Moi-même, je me trouve dans une interrogation profonde à savoir comment sensibiliser mes enfants au réchauffement climatique et à la sixième extinction de masse... sans leur voler l'insouciance de l'enfance, sans susciter d'angoisse face à ce qui nous dépasse. A quel âge leur parler de quoi, et comment ? Quelles images montrer et quelles informations taire ? Je me sens assez démunie, à vrai dire.

Je ne remets pas en cause l'apprentissage de compétences de base, pour qu'elles puissent servir intelligemment à nos enfants dans le futur qu'ils auront à gérer (pas joli, joli, sans doute). Cependant, je rêve de voir se manifester un souffle (ou, soyons fous, un torrent !) de désobéissance civile dans les rangs des professeurs, qui mettraient leur créativité et leur talent de pédagogues au service d'une formation réellement émancipatrice, lucide et consciente. Une formation humaine et humaniste, qui puisse permettre aux enfants et aux jeunes de se sentir concernés par l'état du monde, autant qu'acteurs de son devenir. Au diable les points et les bulletins ! Au diable la même répétition de nombreuses heures de cours enfermés entre quatre murs ! Et à la place, un vrai projet d'établissement novateur et émancipateur, qui consacrerait toutes les ressources et l'énergie disponibles pour susciter autonomie et coopération, réflexion et connaissance critiques, gestion des conflits et des risques... Par des visites, des rencontres, des débats, des lectures, des sorties en forêt, des réalisations individuelles et collectives. Plus que jamais, la pédagogie doit être repensée en fonction d'objectifs qui découlent non pas des enjeux propres au système scolaire (par exemple, éviter le redoublement, réussir le CEB...), mais de la configuration actuelle de notre civilisation et d'une vision lucide autant que (si possible) sereine d'un avenir qui reste à appréhender dans toute sa complexité. 

* * *

Aujourd'hui, ce sont les photos individuelles à l'école. Ma fille s'est faite belle, c'est un événement ! En arrivant, je souris de voir la plupart des gamin.e.s bien habillé.e.s et soigneusement coiffé.e.s. Et puis, on nous proposera d'acheter un lot de photos, un porte-clé, voire un tapis de souris... La disparition des abeilles, et de 80% de la biodiversité, ce sera pour une autre fois. Même si...

« Nous on serait bien embêtés / 
Qu'est-c'qu'on mettra, qu'est-c'qu'on mettra / 
Sur nos tartines au goûter ? »


Commentaires

  1. Je partage ton ressenti face à ces enjeux et comment y préparer nos enfants. On a tant de choix à revisiter, dont celui de l'école, des priorités. Merci pour ce texte qui m'encourage à dévier encore pour trouver des nouvelles pistes :-)

    RépondreSupprimer
  2. "Tu cherches quoi ?" - "Mon stylo..." hahaha, la pauvre... je visualise trop bien la scène :-)

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire

Articles les plus consultés